Chère Rosa...
Ce n'est sûrement pas la première fois que vous recevez une lettre d'admiration. Mais tant pis, je prend ma plume et me lance...
Cela fait dix mois que votre Dieu vous a rappelée près de lui. Je ne suis pas croyante, mais là, j'espère vraiment qu'il vous a gardé une bonne place à ses cotés, de celle d'où l'on ne perd rien du spectacle... une place assise, par exemple.
Vous aviez 42 ans, ce jour-là. Quelque chose l'a rendu différent, ce jour... Avez-vous su, ce matin-là en vous levant, qu'il allait bouleverser votre vie ? Puis, par extension, celle de tout le peuple américain ? Avez-vous senti une différence notable quand vous vous êtes levée ? L'air a-t-il eu un parfum plus subtil, plus frais ? Non, hein ?
Un jour comme les autres, un de plus à subir l'humiliation quotidienne et légiférée... le 1er décembre 1955. Pensiez-vous à ce Noël qui approchait ? Ou tentiez-vous tout simplement de tenir le coup, encore un jour ? Puis encore un....
Vous avez avoué plus tard que ce soir-là, en rentrant chez vous après une journée de plus à tenir votre métier de couturière, c'était la fatigue qui vous avait dicté votre conduite. Immédiatement, certains en ont conclu que cette fatigue, physique bien sûr, quoi d'autre ? prouvait bien que votre geste n'avait rien de moralisateur, de guerrier, de rebelle... ils ont ainsi minimisé votre acte, l'ont rendu bénin...
Mais vous parliez d'une fatigue morale, d'une immense lassitude, d'un ras-le-bol viscéral. La ségrégation avait commencé depuis si longtemps... d'ailleurs, aviez-vous jamais connu autre chose ?
En 1892, un homme vous avait précédée dans votre démarche... Homer Plessy, passager métisse dans un train, avait sciemment refusé de céder sa place à un Blanc. Immédiatement arreté, c'est au cours du procès entre Plessy et la compagnie de chemins de fer que la Cour Suprême décida d’établir la loi « séparés mais égaux », qui donnait un statut officiel à la ségrégation raciale aux États-Unis. Voilà. Vos fatigues morales venaient de prendre naissance légalement...
Depuis des siècles, votre peuple n'en était pas un aux yeux des blancs. Vous avez été volés à vos familles, rendus esclaves, vendus comme des animaux... en toute bonne foi de la part des blancs, puisque c'est bien ainsi qu'ils vous voyaient... plus bas dans l'échelle de l'évolution que leur animal de compagnie. Une bête de somme. C'est tout ce que le blanc a daigné vous laisser, comme raison de votre existence...
Combien d'entre vous ont tenté de s'élever contre cette haine raciale ? Combien ont donné leur vie pour que leurs enfants soient considérés comme humains ? Juste humains ?
Vous, à votre niveau, vous battiez comme vous le pouviez, auprès de votre mari. Vous militiez déjà dans l'Association nationale pour le progrès des gens de couleur.
Ce jour de décembre, c'est le trop plein. Ça fait des années que vous et votre mari vivez tranquillement, travaillez, payez vos places comme les blancs et devez vous effacer pour les laisser vivre loin de vous...
Vous êtes noirs, noirs comme est noire leur ombre de blanc...
Alors, quand ce blanc-là vous demande de lui laisser votre place, vous refusez. Tout simplement. Marre. Fatiguée. Ras-le-bol de passer outre votre vie, pour eux. Vous le faites doucement. Ce non n'a pas été revendicatif dans le ton, non, vous ne l'avez pas hurlé, ni même crié. Juste dit. Prononcé, comme une évidence... Non. Assez. Stop. J'ai payé cette place, j'ai le droit d'y rester assise...
Il parait que le flic qui vous a arretée vous aurait dit : "Pourquoi tant de persécutions ? - Je l’ignore, mais la loi est la loi et je vous arrête"... quelle gentillesse soudaine... étrange, je trouve. Légende ? Ou bien êtes-vous tombée sur un de ces rares blancs favorables à votre cause ?
Ce que la police ignore ce soir-là, en prenant consciencieusement vos empreintes, c'est l'ampleur de ce que vous avez inconsciemment déclenché... mais très certainement secrètement espéré ! Cet acte au demeurant banal dans votre quotidien va en effet ouvrir la porte au mouvement des droits civiques, qui donnera naissance, 9 ans plus tard, en 1964, à la fin de la ségragation. Au moins dans les textes...
En effet, très rapidement, il fut décidé de boycotter la compagnie de bus, jusqu’à ce qu’elle arrête ses pratiques ségrégationnistes. Un jeune pasteur est choisi pour être le leader de cette lutte spontanée.
Il s'appelle Martin Luther King. Belle rencontre entre vous deux. Son charisme exceptionnel, son incroyable ténacité, sa volonté de rester toujours non-violent et sa persuasion à pousser ses compagnons à le suivre dans cette voix, l'amèneront, un jour devenu mythique, à avoir un rêve... et à le partager avec une foule en deux couleurs, venue l'écouter prêcher à Washington...
Rosa... vous avez fait l'histoire. Vous avez porté votre lutte au devant de la scène. Vous avez oeuvré pour la libération de votre peuple, au même titre que tous les grands leaders de votre cause.
Tous des hommes, ou presque...
Je suis une femme, comme vous. Et je suis fière d'appartenir au sexe dit faible. Parce que vous avez su, du haut de votre condition de femme, relevé la tête et crânement oser dire Non.
Un de vos poèmes préférés raconte bien ce quotidien qui a été le vôtre... “ Aube en Alabama ”, du poète noir Huse. En voici un extrait :
Pour les mains blanches et les mains noires,
Pour les mains brunes et pour les jaunes,
Pour les mains rouges aussi,
Pour tout le monde,
Composons un air de musique tendre,
Et que nos doigts se touchent,
Comme la rosée tombe,
Naturellement.
Nous serons les uns à côté des autres,
Dans cette aube musicale,
Et je deviendrai alors le compositeur
De la symphonie de l’aurore en Alabama.
Merci, Rosa, d'avoir été.
Et reposez en paix.