L'invitée des parisiens
image d'AlainX
Chaque matin, c'est la même histoire. Je sors
alors que l'aube n'est encore qu'un concept. À l'heure où la nuit n'a
pas encore dit son dernier mot et où le jour dort encore. J'aime
marcher dans cette demi-obscurité. Les autres dorment, s'accrochent à
ces derniers moments de sommeil avant que leur réveil ne leur somme de
se mettre au travail.
À cet instant, le temps est à moi. Il m'appartient.
J'ai
l'impression de grignoter quelques instants à la vie. Vivre. Plus.
Encore plus. Vivre pendant que le monde dort. La nature m'appartient,
j'en suis le maître temporaire.
Aucun intérêt, me direz-vous.
C'est exact. Mais c'est réconfortant, cette idée, non ? Avoir pour
quelques minutes la sensation d'être réellement en vie. En osmose avec
ce qui constitue notre décor quotidien. Se fondre dans le gris, dans ce
clair-obscur qui colore ce moment-là. Un clair-obscur rien qu'à moi. Où
pour une fois, il est normal de n'y voir que du gris.
Dyschromatopsie complète. Une drôle de maladie. Je ne vois pas les couleurs. Jamais. Je ne vois que du gris.
Je
ne saurai jamais ce qu'on ressent, face à un coucher de soleil qui
enflamme le ciel, face à la vue aérienne d'un atoll paradisiaque.
Frustrant. Énervant. C'est pourquoi j'aime ces balades entre chien et
loup. La couleur dort encore à ces heures-là, et j'aime ça.
Pourtant,
depuis quelques jours, quelque chose d'étrange se passe. Ma promenade
est la même, chaque jour. Je prend les mêmes ruelles de ce vieux
village, toujours les mêmes, dans le même ordre. Je passe devant les
mêmes champs, les mêmes maisons. Parfois, une lumière vient trouer
cette lancinante solitude, mais c'est rare. Depuis deux, trois jours,
je m'arrête devant la vieille ferme retapée.
Les murs sont
particulièrement beaux. ils me racontent une histoire. L'histoire de
toute une vie, une histoire de vieilles pierres qui en ont vu, et
entendu... Vers le haut de ce mur, une fenêtre. Une simple fenêtre. Pas
de voilage pour l'habiller. Une fenêtre nue, ouverte sur la vie. Un
pont entre le dedans et le dehors. Avec un vase devant. Et des fleurs
dans le vase. Un bouquet simple. Des fleurs des champs.
Une fenêtre rouge.
C'est ça qui est fou, je vois qu'elle est rouge (enfin, je sais que c'est du rouge parce que j'ai demandé au facteur. "Dites, ils ont pas repeint leurs fenêtres, les parisiens ? Ah voilà, en rouge... je me disais bien....").
Par contre, ce que je ne sais pas c'est pourquoi je la vois, cette
fenêtre rouge. Pourquoi cette île de couleur dans ma mer grisâtre,
cette unique tâche de couleur. Rouge. Comme le sang qui irrigue mon
âme, mon corps, ma vie. Rouge comme la vie.
Pourquoi cette fenêtre-là ?
C'est
pour ça que ce matin, j'attends devant la fenêtre. Une lumière va
forcément s'allumer. Quelqu'un va forcément se réveiller, se lever.
Avec un peu de chance, peut-être même que cette personne pourra me dire
pourquoi je vois ce rouge.
Ils ont reçu de la visite, les parisiens.
C'est depuis, que je vois le rouge. Une femme, il parait. C'est surement pour elle, les fleurs. Et si...
La lumière s'est
allumée. Une chaude lumière. Pas grise, pas froide. Une silhouette. De
longs cheveux. Noirs. Une main blanche, si blanche. Elle ouvre la
fenêtre. Les cheveux encadrent un visage superbe. Une bouche sourit au
jour qui se lève.
Une bouche rouge. Si rouge !
Deux yeux noirs se sont posés sur moi. Me détaillent.
La bouche me sourit. S'ouvre.
"Bonjour, vous."
Je me lève lentement. Je crois que je souris aussi.
Ça va être une belle journée.
Pour Kaléidoplumes