freedom
C'est l'eau qui me réveille. Une eau tiède et
mouvante. Bienfaisante. Elle vient effleurer mon corps, en vagues
d'attouchements discrets et insistants.
Mon corps. Qui me fait mal. Pourquoi j'ai mal comme ça ?
J'ouvre les yeux, les referme immédiatement, totalement aveuglée par un soleil à son zénith. Mais où je suis ?
Avec
des précautions de vieille, je me redresse, m'assois et tente un second
coup d'œil. A priori, je suis sur une plage. Ce que j'y fais, je serais
bien en peine de le dire, par contre ! Aucune idée de comment j'ai pu
atterrir là. C'est une vision paradisiaque : une eau turquoise, un ciel
d'un bleu limpide, un sable immaculé et fin, qui crisse au moindre de
mes gestes. Et ce silence ! Il me cueille, ce silence. Il est
assourdissant.
Je me tourne en gémissant - toutes ces courbatures... j'ai fait un marathon ou quoi ?
- et me fige illico. Une dizaine de paires d'yeux me scrutent avec
méfiance. Des gamins. A peine vêtus, ils m'observent attentivement.
Leurs grands yeux verts m'épient. Il semblerait que je leur fait...
peur ? Je n'ai pourtant jamais fait peur à quiconque, j'ai plutôt la
sensation que c'est moi qui ai peur, tout le temps, et de tout. Une
impression fugace de danger m'envahit, sans que je puisse l'identifier.
Je
me lève, au prix d'un incommensurable effort. Je veux être debout,
c'est important de faire face debout. Je ne sais pas pourquoi, mais
c'est important.
Je vais parler mais n'en ai pas le temps. Un homme
vient de rejoindre le groupe d'enfants. Un pêcheur, si j'en juge par le
harpon qu'il tient entre ses doigts. Lui aussi me scrute mais point
trace d'effroi dans ses yeux. De la détermination. Les mots restent
bloqués au fond de ma gorge, quand à mes yeux, ils se fixent sur le
harpon, pour ne plus le lâcher.
Puis l'homme s'avance, et me
tend la main. Déterminé, oui. Mais le regard s'est fait plus amical. Et
le harpon est à terre. Je me remet à respirer, me rendant alors compte
que j'avais arrêté de le faire depuis son apparition.
IL m'a pris la
main, et m'entraîne à sa suite sur la gauche de la plage. Nous
marchons, étrange cortège qui foule ce sable fin et chaud. je ne sais
pas où ils m'emmènent, mais nous y allons d'un pas décidé.
Et puis
j'aperçois enfin le but de cette marche silencieuse. Il y a un canot
échoué sur le rivage. Un canot qui tranche singulièrement sur cette
plage déserte et intemporelle. Rouge sang, il fait tâche dans le décor,
et je me rend compte que le voir amène sur ma peau un voile de sueur
glacée. Je me met à trembler, je ne peux pas m'en empêcher. La main de
l'homme se fait plus douce. Comme pour m'insuffler un courage que je
n'ai pas. Alors que je m'approche, j'aperçois sur le flanc du canot une
inscription. "Mon rêve rouge"
Et tout s'obscurcit.
D'un
coup, je sombre dans un abîme d'angoisse sourde et violente. Je sens
que je tombe, je ne vois plus le ciel azur, l'eau saphir et le sable
turquoise. Je vois du rouge. Partout. Et du noir aussi. Partout. Puis
d'un coup, tout me revient.
C'est la nuit. Nous avons navigué
toute la journée. Bob voulait naviguer et quand Bob veut quelque chose,
tout le monde fait ce qu'il veut. C'est mon mari. Et je ne suis pas sa
femme, je suis sa chose. Ça fait 18 ans que Bob me traîne où il a envie
d'aller, qu'il me bat comme plâtre et me terrorise. Mais cette nuit a
été différente.
Cette nuit, il a levé sa main, ce battoir infect qui
me pourrit la vie depuis 18 longues années. Mais sa main n'a pas
rencontré ma peau. Cette nuit, j'ai dit "Non."
Et c'est sans peur et sans trembler que j'ai abattu sur son visage stupéfait le hachoir à poisson qui traînait sur le pont.
J'ai
regardé le corps de mon bourreau s'affaler lourdement à mes pieds. Une
chose rouge et sans vie. J'ai levé les yeux et j'ai plongé, sans plus
rien regarder que le vide noir qui me tendait les bras. Je voulais
mourir mais j'ai nagé, nagé jusqu'à m'oublier.
Jusqu'à tout oublier.
Je
reprend mes esprits, les couleurs reprennent leur place, colorent
l'univers d'un renouveau salutaire. Je ne sais pas à quoi ou à qui je
dois ce miracle d'être libre et en vie.
Mais cette nouvelle vie, je
ne la gâcherai pas. Oh que non... Et si c'est ici que tout doit
recommencer, alors que le spectacle commence. Je serai sur scène et
pour une fois, c'est moi qui guiderai le bateau de ma vie.
Pour kaléidoplumes