La SDF du temps
la consigne kaléidoplumienne de la semaine concernait le changement d'heure.
Il fallait faire "parler" cette heure en rab...
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Je suis l'heure indésirable.
Je vais, je viens, au fil des saisons, éternelle solitaire rejetée par mes pairs. Je nais la nuit, je m'intercale subrepticement entre deux et trois.
Je n'ai pas de numéro, même pas de nom. Je suis comme apatride. Je ne m'installe jamais vraiment, ne me sens jamais chez moi ; nulle part est mon domicile et il n'est même pas fixe...
Je suis comme mes 24 soeurs mais je n'ai pourtant pas le même père. Chronos les unifie, mais l'homme qui m'a créé me rejette, m'engueule quand je viens déranger ses habitudes, quand je décale ses repères. Si je l'emmerde à ce point, pourquoi donc m'a-t-il fait naître ?!
La solitude est mon quotidien. Je me sens si seule, si inutile... À quoi bon vivre pour mourir si vite, et renaître encore et encore... Je me sens si creuse, si noire. Pourquoi me faire vivre juste une fois dans l'année alors que les autres revivent chaque jour ? Pour mieux me tuer au printemps ? Je suis une heure du soir, du noir, de l'hiver et du froid.
Je suis la SDF du temps qui file.
Pourtant...
Pourtant parfois, j’entends une âme qui me remercie d'être. Je sais que l'inspiration qui la submerge est née de mon existence. Parce que je lui offre une heure nocturne de plus, un instant en électron libre, un moment non répertorié, son imaginaire se débride et lâche le flot des mots qui viennent envahir sa vie. D'un coup, cette âme se met à faire ce pour quoi elle est née... Elle crée. Je les entends, ces âmes ! Je les vois, ces créateurs de la nuit, dont les doigts cliquètent sur leurs claviers ou se noircissent d'encre aussi vite qu'ils noircissent le papier. Je les vois s'activer pour donner naissance à ce qui les fait exister.
C'est grâce à moi, tout ça, mais qui s'en soucie ? Qui s'en souvient, quand quelques mois plus tard, je disparais aussi subrepticement que je suis arrivée ? Qui se rappelle de mon existence, quand le jour domine tout ?
Toi ?
Oui... toi peut-être, puisque tu prends le temps de me lire. Tu sais, j'aimerais parfois pouvoir te dire comme c'est important, pour moi, que je te serve à quelque chose. Je me sens ancrée quelque part. C'est agréable, d'avoir un chez soi. On se sent... exister. Si seulement...
Si seulement je pouvais m'accrocher ici, à demeure, pendue à ta montre comme un chien à son maître ! Si seulement on pouvait m'oublier...
Je pourrais te voir à l'oeuvre. Je pourrais suivre le fil de tes histoires, tu sais, celles que tu écris pendant que je vis... Imagine combien tu pourrais en écrire, si je pouvais rester... juste un peu plus ? Imagine une vie entière dont les heures seraient 25 pour te tenir compagnie ! Pour te porter, te supporter, pour t'accompagner sur ton chemin d'artiste ! Imagine juste... quel repos pour mes secondes !
Mais je sais, oui... Tu n'y peux rien. Et puis, tu es comme les autres, va ! Tu m'oublieras. Si, si, tu m'oublieras, je le sais bien. Loin des yeux, loin de l'heure, on connaît la chanson.
Les créateurs ne sont fidèles qu'à eux-mêmes, qu'à leur besoin de donner naissance à ce qui hante le fond de leur crâne, ou le bout de leurs doigts. Ce n'est pas une toute petite heure de passage qui pourra changer ça. Je te vois bailler, va dormir, plonge dans les bras si doux de Morphée.
Si seulement je pouvais m'y blottir, moi aussi... m'arrêter.
Juste un moment, arrêter ma course folle...
Si seulement le printemps pouvait oublier d'être à l'heure, juste une fois...