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Les Mots de Pati
12 novembre 2008

Soixante-quatorze marches...

Je n'aurais jamais dû en parler, mais je voulais voir.
Alors je suis montée, tout en haut, là où le vent heurte mes oreilles, où il coupe mon souffle et où mes yeux se perdent sur un espace immense. Je voulais voir de mes yeux si ma mémoire est fidèle, si mon imagination ne s'était pas trompée.
Je suis montée d'une traite. Sans m'arrêter. Sans souffler. Soixante-quatorze marches serrées en colimaçon, lancées à l'assaut d'une illusoire lumière.
J'ai bu le paysage offert à ma vue. Je voulais voir, j'ai vu.
Il n'y a rien à voir. Qu'une bête forêt même pas belle, que quelques champs. Verts les champs. Très verts.
Aucune trace, rien. Aucun vestige. Juste une cheminée effondrée en tas au pied d'une vieille voie ferrée.
Et si on regarde bien, peut-être quelques lignes droites, quelques rectangles plus gris sur le vert tendre d'une herbe printanière. Je ne suis même pas sûre de ne pas les rêver.
Ma main se referme en poing sur cet objet usé. Je n'aurais jamais dû en parler, mais ... je l'ai fait.

C'est au moment de redescendre que c'est arrivé. Les mots d'une journée d'enfance se déversaient au fond de mon ventre. Des mots violents, et si tendrement prononcés. Arrivée à la meurtrière brillamment découpée par le soleil d'avril, mes pieds se sont bloqués et j'ai perdu le fil avec un présent qui n'était plus le mien.
D'un coup, les lieux ont pris une autre teinte, une autre respiration. Je voyais. Tout. J'entendais.
Les cris, les aboiements, les terreurs ahuries. Je voyais tout ce que je n'étais pas censée voir. Une sensation étrange qui mêlait mes souvenirs d'enfant aux visions d'horreur d'un autre que moi. Je ressentais non pas la peur, mais l'hébétude d'une foule qui ne résistait plus. Il neige. Mais non, ce n'est pas de la neige, ce sont des...

...voix d'enfants qui crient, qui m'appellent.
Maman, viens, maman, j'ai faim, redescend.
Je tressaille comme après un mauvais cauchemar. Ma main est crispée sur une pierre qui dépasse un peu du mur décrépi. Je suis en nage, j'ai le souffle court et j'ai les joues baignées de larmes que je ne me souviens pas avoir versées.
Mon poing est toujours serré sur l'objet sacré. Arrivée en bas, j'ai retrouvé mes fils.
Ça y est maman, on peut y aller ?
Oui on peut. Attend, non, juste une minute.


Après un dernier regard sur la vieille tour délabrée de l'église en ruines qui jouxtait le camp, je me suis agenouillée. J'ai sorti le couteau de mon grand-père, celui avec lequel il nous coupait le pain. J'ai creusé à grands coups rapides. Juste un petit trou de rien du tout. Pour ce petit papier qui ne paie pas de mine. Une enveloppe sale et jaunie d'un vieux bonbon au citron.

Je n'aurais jamais dû en parler, mais je l'avais fait. Et mon grand-père avait déversé ses souvenirs d'un autre monde, d'un enfer dans ma mémoire d'enfant. A la fin de cette étrange confession, il m'avait demandé juste une chose. Une toute petite chose.
Aller là-bas enterrer ce vestige qu'il me léguait mais qui ne m'appartenait pas. Qu'il retrouve ceux qui n'avaient pas eu la chance de vivre une autre vie. Qu'il regagne sa place. Parmi les cendres.

Dors tranquille papé. C'est fait.

Pour Kaléidoplumes

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Commentaires
P
poupoune > merci, et bienvenue ici :)<br /> <br /> b. > un kleennex ? ;)<br /> merci ma belle.
B
émue<br /> <br /> "bon, ça c'est fait" dirait qqun que je connais... ;)
P
Pfiou! C'est fort! Et beau. Très prenant...
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