Regards en écho
Beaucoup de réactions par mail, sur mon texte "Je me souviens"... qui m'ont entrainée vers une réflexion poussée sur mon passé...
Les regards, dont je parle dans "Je me souviens" n'étaient pas tous destinés à ceux sous addiction.
J'y parlais plus généralement de celui que l'on porte sur tous ceux qui sont hors la norme.
De celui qu'on pose sur une obèse qui est attablée seule au restaurant...
De celui qu'on pose sur une personne en fauteuil roulant...
De celui qu'on voit parler avec ses mains, et non sa bouche
Ou de celui jeté sur quelqu'un qu'on voit différent, comme les trisomiques, les malades de TOC ou les autistes...
Et bien sûr, sur ceux qui se posent sur les grands malades, ceux dont on sait la fin proche.
Tous ces regards qui jaugent en fonction d'une idée préconçue de la norme, et qui isolent définitivement ceux qui les reçoivent.
Mais
c'est celui-là qui interpelle, il faut croire. Celui qu'on porte sur
ceux qu'on croit incapables de force de caractère, ceux qui à priori
n'ont aucune raison valable de se laisser aller à ce point. Ceux qui
titubent sous l'effet de l'alcool, ceux qui jouent leurs allocs au
poker, ceux qui passent des heures avachis devant leur jeu vidéo, ceux
qui comatent sous l'effet de la dose enfin prise... sans parler de ceux
que vous soulignez dans vos textes, les proches, qui subissent une
situation qui les dépasse et les laisse abrutis de ce mélange de
culpabilité, d'amour et de souffrance. Car eux aussi, on les regarde
souvent comme des bêtes curieuses, en se demandant pourquoi ils
« acceptent encore de subir tout ça »...
Toutes ces victimes d'une addiction.
Bien
sur, la différence est très nette, entre ces deux catégories. Dans la
première, ce n'est pas un regard qui juge, c'est un regard qui rejette.
Qui refuse une différence trop visible. Un regard de peur, ou de pitié.
J'ai
été un temps en fauteuil roulant, ne pouvant plus du tout marcher. J'ai
reçu ce type de regard. Il fait très mal, parce qu'il isole mieux que
n'importe quelle prison. Parce que du fond d'un fauteuil, on veut bien
tout voir, mais surtout pas de la pitié. C'est un regard qui met en
rogne, qui pousse à la révolte. Ou à l'enfermement.
J'ai aussi reçu
celui qu'on vous porte, quand vous êtes très malade, quand vous devez
vous trimballer avec votre bouteille d'oxygène et votre pied de
perfusions multiples. Là, ce n'est plus de la pitié. Enfin, pas que...
il y a beaucoup de peur, dans ce regard, la peur de ce qu'on ne veut
pas voir en face... la mort. On sait qu'elle viendra, mais la voir
proche chez quelqu'un... pour certains, c'est juste impossible. Ce sont
des regards qui vous effleurent, fuient, reviennent détailler un peu
plus, comme pour jauger de votre état (encore combien, pour elle ?) et
qui d'un coup refusent de voir. C'est, je vous l'assure, perçu comme
une négation de toute votre personne, et c'est d'une grande violence.
Mais
celui qu'on porte sur les victimes d'addiction est tout autre. Je parle
bien sûr du regard du passant, de celui qui ne se sent pas impliqué, du
quidam... Celui-là rejette, mais surtout il juge, il condamne.
Est-ce
parce que l'on ne voit pas ce qui empêche la personne de réagir ? Qu'il
n'y a aucune raison sensée pour ne pas changer ? Ou est-ce dû au manque
de savoir ? À l'ignorance ?
Je les ai reçu aussi, ces regards. Accro
à ce qu'on nomme les drogues dures, j'ai fait partie de ces loques
inertes, insensibles à tout ce qui n'est pas leur quotidien de camés.
Et
ils font mal, ces regards. Très mal. Ils détruisent le peu d'estime de
soi qui peut nous rester. Parce que le camé sait très bien qu'il
s'inflige tout sele quelque chose d'avilissant. Sans avoir la force de
faire autrement. Ils condamnent sans même savoir l'incapacité totale de
réaction d'une personne addictive.
Alors peut-être qu'il faudrait
que j'explique... même si je sais bien que ceux qui me liront ici ne
sont pas forcément ceux qui auraient besoin de changer leur regard...
Je lisais dans un des textes en écho au mien, sur Kaléïdoplumes cette phrase :
Est-ce toi qui lui a refilé sa première dose, celle de l'euphorie, la seule bonne, l'éphémère que tous cherchent à recréer éternellement sans jamais y parvenir mais en sombrant toujours plus profondément ?
C'est vrai que seule la première dose est bonne. Elle l'est même à un point dont on ne peut pas avoir idée, sans s'y frotter.
Mais
je ne pense pas que ce soit ce que recherchent les drogués, avec les
doses qui suivent. Au début, peut-être. Mais ça ne dure pas, c'est
certain. La légende du trip éblouissant, où d'un coup vous savez tout,
vous percevez tout ce qui vous entoure sous la forme d'un kaléidoscope
psychédélique... personnellement je ne l'ai connu qu'une seule et
unique fois : la première. Et avec du LSD, un puissant psychotrope
hallucinogène.
Je n'ai jamais connu ça avec l'héroïne. La première
fois que j'en ai pris, j'ai eu ce qu'on appelle un « rush », sorte de
bouffée forte de plaisir, presque de bonheur. Ça dure quelques minutes,
et ensuite, pour ma part, je suis devenue amorphe, ne ressentant plus
rien, ni émotions, ni sensations physiques. Pendant une douzaine
d'heures.
Ensuite, pour parler vrai, les trips ne sont que pures visions d'enfer.
Ce
que recherche un camé, quand il s'injecte une dose, c'est une seule et
unique chose : le néant. Je n'ai pas d'autre mot qui me vienne à
l'esprit, c'est le néant. Un néant absolument privé de toute idée de
sensation. Car si on ne ressent plus rien, on ne souffre plus.
Il y a cette blague qui se veut drôle :
« Pourquoi tu bois ? Pour oublier... Oublier quoi ? J'ai oublié... »
Ça ne m'a jamais fait rire... parce que ça a été mon quotidien pendant près de trois ans.
La
drogue est peut-être parfois jubilatoire ou euphorisante, ou tout ce
que vous pouvez imaginer comme sensation positive, mais elle a son
pendant obligé... le manque. Et c'est lui qui vous enchaîne
irrémédiablement à vos doses journalières. Rien d'autre. Parce qu'il
est tout bonnement presque impossible de physiquement supporter ce
manque.
J'ai eu l'occasion, dans ma vie, d'expérimenter la douleur
sous bien des formes. La seule qui se soit rapprochée de ça, c'est ce
que j'ai ressenti pendant la pleurésie qui m'a terrassée l'an dernier.
Rien d'autre ne s'en est approché. Bien sûr, il y a certainement bien
pire... je n'en doute malheureusement pas. Je ne juge que sur ce que
j'ai ressenti, moi. Et c'était suffisamment violent pour annihiler tout
le reste.
Le manque, ce sont d'abord des frissons. Comme ceux
d'une grippe particulièrement virulente. Puis une très désagréable
sensation de « chaud-froid », l'impression que l'intérieur des os se
glace et que la peau va bouillir. On gèle, et on transpire à grosses
gouttes. Ensuite viennent les nausées. Violentes, puissantes,
dévastatrices. Puis les diarrhées, tout aussi fortes. Moi, j'avais
aussi de violentes démangeaisons, à me gratter jusqu'au sang.
Et
puis presque simultanément, arrive le pire. Les crampes. Je parle ici
de crampes qui partent du ventre, et vous tétanisent lentement tout le
corps. Qui vous vrillent chaque muscle, l'un après l'autre, et puis
tous en même temps. Qui vous font vous tordre comme un ver, qui vous
déforment le corps. C'est parfois (souvent) accompagné de soubresauts
involontaires, des jambes surtout. La douleur est intolérable.
Le
camé sait très bien à quel rythme les symptômes vont arriver. Et il n'a
très vite qu'une seule idée en tête : empêcher les crampes de
s'installer, parce qu'une fois arrivé là, il sera incapable de sortir
chercher ce qui les calmera. Alors il se dépêche. Il cavale partout,
jusqu'à la trouver, sa putain de dope. Il n'a plus que ça en tête. Il
est prêt à tout, absolument tout pour se la procurer. Et même s'il sait
pertinemment que c'est en train de le tuer, il ne peut pas faire
autrement, car toute l'énergie qu'il peut avoir ne sert que, et
uniquement que à éviter de crever de douleur.
Quand il s'injecte sa dose, il retombe dans ce néant faussement salvateur, et ne souffre plus. Pour une douzaine d'heures...
C'est
ça, le quotidien d'un camé. Tout ce qu'il peut penser, ressentir,
faire... tout est axé sur la drogue. Il ne pense qu'à ça, ne connait
plus que ça. Et même quand il essaie de reprendre pied, au bout de
quelques heures, c'est le manque qui le terrasse à nouveau, et
l'enferme un peu plus profondément dans sa dépendance.
Je ne
connais pas un seul camé qui n'ait au moins une fois essayé d'arrêter.
Pas un. Mais c'est insurmontable, surtout quand la drogue vous a déjà
affaibli beaucoup. C'est là qu'il faut de la chance. Que quelque chose
de suffisamment fort vous sorte de cet engrenage mortel.
Et
peut-être aussi l'impression que de toute façon, arrêter ou non, vous
êtes en train de sombrer pour de bon. Pour moi, ce fut la mort de mon
amour de jeunesse. Il est mort d'une overdose, dans mes bras. Il avait
presque 20 ans et pesait 27 kilos.
Ce n'est pas moi qui ai décidé
d'enfin me sevrer. Moi, je ne voulais plus vivre. C'est un ami commun,
qui m'a secoué, et a tout pris en main.
Le sevrage à la drogue m'a
pris une grosse dizaine de jours, durant lesquels j'aurais donné
n'importe quoi pour ne plus avoir à subir ce manque, et cette douleur
insupportable. Mais j'ai survécu, j'ai appris que le manque ne tue pas,
il est juste un Everest à gravir...
Ensuite, il m'a fallu beaucoup plus de temps pour me sevrer psychologiquement. Mais c'est une autre histoire...
Vous qui me lisez, entendons-nous bien.
Je
n'ai pas raconté tout ça pour qu'on me plaigne, ou qu'on me trouve un
courage quelconque... je n'ai fait preuve d'aucun courage. J'ai tenté
de réparer mes erreurs... d'aiguillage, voilà tout.
Et je n'ai pas
raconté tout ça pour trouver des excuses au fait de continuer la dope.
Ou pour excuser toutes les mauvaise actions des drogués. Le mal qu'ils
font subir à leur entourage, ou à d'autres si, pour payer leurs doses,
ils se mettent à dealer (ce qui m'a fort heureusement été épargné)
voire pire... même s'il est fait sans en avoir une véritable
conscience, car leur jugement est totalement faussé par la drogue, il
n'en reste pas moins vrai qu'ils font très mal, surtout à ceux qui
aimeraient bien les aider, et les voir reprendre pied avec la réalité
de ce qu'ils font subir à ceux qui les aiment. Ils enchaînent leurs
proches dans une spirale destructrice, cette « Honte du mépris »... où
l'on aime encore mais que cet amour peu à peu se mue en mépris, et
qu'on culpabilise de ressentir tout ça...
Non, je n'excuse rien, je sais combien ces souffrances sont réelles, et nettement justifiées.
Mais si j'avais un souhait à exaucer, un espoir, une envie...
ce
serait de ne plus jamais croiser ce regard de juge du quidam qui ne
sait pas de quoi il parle, cette condamnation gratuite, cette ignorance
qui fait penser que tout ça n'est qu'une question de (bonne) volonté.
Si
seulement il suffisait de vouloir pour pouvoir... mais seul, c'est
mission impossible. Parce qu'avant de parler de volonté (parce qu'il en
faut, tout de même, et beaucoup), il faut une main tendue, une main
suffisamment forte, dure, sévère et solide pour contenir les écarts de
conduite, mais aussi douce, aimante et compréhensive, une main
professionnelle, surtout.
Afin que l'estime de soi renaisse. Et que le sevrage aille à son terme et réussisse.
Alors
si un jour vous croisez dans la rue ou ailleurs une de ces loques
avachies dans leur néant... qu'au moins mes mots fassent que votre
regard reste... sans pitié, certes. Et sans concession.
Mais lucide, et humain.
Juste humain.