ô temps, suspend ton vol...
Je n'aime pas les montres digitales.
Je n'aime pas leur précision chirurgicale, à la seconde près.
Elles dissèquent le temps qui passe avec une minutie qui m'énerve.
Et je ne les aime pas parce qu'elles se ressemblent toutes. Elles sont moches, avouez...
Et puis franchement, quel besoin a-t-on de connaître aussi précisément que ça l'heure qu'il est ? Cela va-t-il changer la face du monde, de savoir qu'il est 18h 31 m et 42 secondes, et non six heures et demie ? Pourquoi ce besoin soudain d'exactitude ?
Je sais bien qu'on vit dans un monde de dingues, un monde qui fait la part belle à la rentabilité, qui stresse à tour de bras. Un monde qui nous pousse à courir, tout le temps. Un monde dans lequel le vague, le flou n'a plus sa place.
Il faut être impeccable, net, propre sur soi, beau, jeune, sans rides, sans défaut visible, sans rien qui tranche. Il faut être performant. Au boulot, en amour, dans nos relations sociales et amicales, dans nos loisirs, même !
Alors, je sais bien que l'exactitude est la politesse des rois...
Ben moi, je ne suis pas reine. Et je n'ai pas envie d'être à ce point lisse, au-dessus de tout soupçon... moi j'ai envie de prendre mon temps.
Alors, je ne porte plus de montre digitale. J'ai choisi de porter la vieille montre de mon père, qui la tenait de son propre père. Une bonne vieille montre à remontoir mécanique, sans pile, une qu'on doit remonter tous les jours, sous peine de la voir s'endormir. De plus, comble de joie, je porte une montre qui a un vécu. Elle doit en avoir, des histoires à raconter, cette montre.
C'est une montre qui prend son temps. Elle prend en moyenne 4 ou 5 minutes de retard par jour. Eh oui ! Et je m'en fous royalement. Je ne suis pas à 5 minutes près, voyez-vous...
Je suis cabossée, un peu comme elle. Elle aussi porte les marques du temps, comme cet éclat, sur son verre, là, en bas... moi aussi, je porte mes cicatrices là, en bas. Et j'aime bien cette connivence de blessure, entre elle et moi.
J'aime sa façon de scander les heures à son rythme, calmement. Je suis plus calme, depuis que je la porte. Nous avons finalement le même tempo, elle et moi. Quand je me couche, quand la nuit m'enveloppe de son calme et son obscurité, je l'entends tictaquer lentement, discrètement, elle me dit "Je suis là, je veille. Je regarde le temps s'écouler, tu peux te reposer"
C'est une vieille dame, cette montre-là. J'ai toujours aimé papoter avec les anciens. Et j'aime l'histoire que ces aiguilles me racontent. L'histoire d'un temps où l'on marchait, pour aller d'un endroit à un autre. Où l'on traversait à pied des champs, et des forêts odorantes. Où l'on avait le temps de s'arrêter au bord du chemin, pour s'abreuver à un beau paysage qui ne défilait pas à 140 km/heure au travers d'un carreau sale...
Elle a scandé les secondes importantes de mes grands-parents paternels, elle était là quand ils se sont dit oui, aux alentours de midi, il y a... quelle importance, la date exacte... elle était là.
Elle était là aussi, quand ma mère a soufflé la flamme de son dernier matin. Elle a rythmé la peine de mon père, mais a accompagné son retour à la vie aussi.
Elle était là, quand j'ai réalisé il y a quelques semaines un rêve que je croyais inatteignable et que je n'attendais plus, n'en ayant plus besoin...
Elle sera là quand mes fils fonderont à leur tour leur famille.
Elle prendra peut-être 10 minutes de retard par jour mais après tout, quelle importance, quand on rythme le cours d'une vie ?