Mamé
Elle s'appelait Fernande . Je l'appelais mamé. Pour Kaléidoplumes
Elle a vécu près d'un siècle. 98 longues années dont un tiers seule.
Une béarnaise. Pur jus.
Un caractère plus que trempé. Mais pas autoritaire.
Une vraie bigote à la Brel. Mais qui aurait donné sa chemise au premier dans le besoin. Et l'a souvent fait.
Elle n'a jamais été tiède. Jusque dans ses choix.
Née
en 1904, à Buzet-sur-Baïse, un petit bled bien de chez nous. Fille de
vignerons, bien sûr. Le vin a toujours été bon, à Buzet... Fille
unique, elle est le trésor de ses parents. Et en joue avec finesse.
À
17 ans, elle sort avec un noir, un américain, débarqué en 1918, et qui
est resté là. Gros scandale dans le village. Elle, elle s'en fiche, et
court le guilledou avec lui dans les vignes.
Elle rencontre mon
grand-père à un bal, en 1925. Ils se marient la même année. Une
évidence, ces deux-là. Lui est basque, bourru, volontaire, terriblement
têtu. Elle lui apporte la rondeur des Landes, le sourire serein et
confiant qu'elle pose sur la vie.
Elle rêve de monter dans un de ces
aéroplanes, qui se posent de temps à autre dans les champs, en 1926.
Voler, aller voir en haut si le monde est aussi beau qu'elle le
pressent... C'est mon grand-père qui la retiendra par les jupons. Il a
nettement moins confiance en ces drôles d'engins qu'elle...
Ou
sauter en parachute aussi. Celui-là, de rêve, elle me le confiera le
jour de ses 80 ans, en me demandant si c'est bien vrai que c'est trop
tard à son âge...
Elle aura 4 enfants, dont un qui ne vivra que quelques jours.
Deux gars, et une fille, ma mère.
Elle
vivra deux guerres, aussi, comme tant d'autres femmes de sa
génération... la seconde bien plus dévastatrice pour elle. Elle fera
comme ses voisines, comme toutes les femmes, dans ces années sombres.
Elle fera face, seule. Pendant la période de résistance et toute la
déportation de son mari, elle tiendra seule la ferme, élèvera seule ses
trois gosses, ira bosser à l'usine pour avoir de quoi survivre. Elle
fera face aux occupants, seule, leur mentant avec aplomb, pour
sauvegarder le peu qu'elle a à manger. Seule.
Elle a été si souvent seule, Fernande.
Quand elle retrouve son homme, il a tellement changé qu'elle ne le reconnait pas. Seule avec ses doutes, ses peurs.
Quand ses enfants montent à la capitale, pour trouver du boulot, elle les laisse aller. Et s'inquiète seule.
Quand elle doit quitter à son tour sa terre, ses racines, elle pleure. Seule, pour ne pas grossir la peine de son homme.
Mais les joies, elle les offre toutes en partage. Toujours.
Quand
je nais, fille de sa fille, elle est aux anges. Elle va pouvoir
transmettre. La transmission. Si important, dans ma famille. Une
affaire de femmes. Les hommes du sud aboient, disait-elle, mais ce sont
les femmes qui veillent.
Elle va me transmettre... tout ce qui fait que je suis comme je suis, aujourd'hui. Tout ce qui me définit vient d'elle.
Elle
m'a offert l'amour de la table. Pas celui de manger, mais celui de
donner. Donner dans chaque plat mitonné un peu plus d'amour que dans le
précédent.
Elle m'a offert le sens de la sincérité, pas tant dans les paroles que dans les actes.
Elle
m'a offert sa présence indéfectible et forte, quand j'ai sombré dans
mes égarement d'héroïne à la manque... Seule à l'avoir deviné.
Elle a remplacé ma mère, partie trop tôt. Et ce malgré le trou béant que sa mort a fait dans son âme et son coeur.
Veuve
à 70 ans, elle n'aura qu'une hâte : quitter cette terre pour rejoindre
son homme. Ce voeu ne lui sera pas accordé, malgré toute la force de sa
foi en Dieu, une foi qui est bien la seule chose qu'elle n'aura pas
réussi à me transmettre.
Elle patientera donc. Seule bien sur. Oh la famille n'est jamais loin. Elle a toujours du monde à ses côtés.
Mais
son regard dit les choses qu'elle veut taire... elle le sait, et ça
l'énerve. Alors, elle prépare une tourtière et se sent mieux, en nous
voyant nous régaler.
À la fin de sa vie, elle m'appellera du prénom de ma mère, tant je la lui rappelle. Me dira d'enlever ce bouton, sur ta joue, fais pas comme ta m... tu te souviens Montarras, fille ? j'irais bien là-bas, tu sais.
Elle y est revenue.
À 98 ans ans.
Elle y est morte comme elle l'a voulu. Seule.
Et
depuis, il ne se passe pas une seconde sans que je pense à elle. Sans
que j'aie envie de l'appeler, pour vérifier le temps de cuisson du foie
gras, lui demander un conseil, lui raconter les petits et grands riens
qui font ma vie, que sais-je...
Alors je me souviens qu'elle n'est plus là.
Mon coeur manque un tempo, je m'allume une cigarette (fume pas, fille, fais pas comme ta m...) et je souris.
Seule.
la consigne était : votre grand-mère...