Vivre ou survivre ?
Quand je raconte mon parcours tumultueux, les réactions de mes interlocuteurs sont multiples, mais quelques unes sont immuables. On souligne le courage (et pourtant, je n'ai personnellement jamais vu où il était question de courage, dans mon histoire...), la chance (de m'en être aussi bien sortie, je suppose... entendez par là que finalement, je mène une vie somme toute 'comme les autres' alors que vu ce que j'ai traversé, c'était pas gagné d'avance) mais on souligne très souvent qu'au moins moi, je sais la chance que j'ai d'être en vie. Je sais le prix de la vie. Et je peux donc en gouter au mieux le sel. Je profite, quoi.
Et pourtant... pourtant, quand ces gens me parlent de vie, ils ne savent pas que je ne vis pas depuis longtemps. Ils ne se rendent pas compte que pour moi, la vie n'a de valeur que depuis peu. Parce que j'ai très longtemps survécu.
Vivre... survivre... elle tient à quoi, cette petite différence de trois lettres ?
Au fond, peu de gens comprennent réellement de quoi on parle, quand on dit : « Je ne vis pas, je survis ». On lit les mots, on en comprend le sens général, mais ça donne quoi, au quotidien ?
Peut-être qu'en fait, tout tient à ça : à cette notion de plaisir, de goûter la vie dans ce qu'elle a de jouissif, de bon, de profondément bénéfique. À cette notion d'espoir aussi. D'espoir dans des lendemains sereins. Quand on survit, on est incapable de se rendre compte de ça. Et dans certains cas, on estime même ne pas avoir le droit de savourer la vie.
Je ne suis pas encore sûre de savoir quand je vis, quand je suis en train de vivre. De le savoir de façon consciente, dans l'instant. Ce que je sais par contre, c'est ce que je ressens quand je ne vis pas mais que je survis.
Je me souviens très bien de ce que ça fait, quand on espère de tout cœur que vivre, c'est pas du tout ce qu'on est en train d'expérimenter. Enfin, quand on est capable de prendre assez de recul pour penser à ce qu'on est en train d'encaisser...
Que c'en est même à l'opposé total, tant qu'à faire ! Parce que quand on survit, la vie n'a aucun goût, aucune saveur, et je dirais même aucune valeur. J'entends par là qu'on est incapable d'apprécier la valeur de notre propre vie. Alors la Vie, en général... c'est un peu trop loin des préoccupations immédiates. On n'a pas l'énergie nécessaire pour apprécier le simple fait de voir le soleil se lever sur un nouveau jour. Parce qu'on a la tête, et tout le corps, en plein dans la mouise. On se débat avec soit des évènements, soit des ressentis qui nous submergent, et on mène un combat souvent inconscient pour juste... rester en vie ?
J'ai longtemps culpabilisé d'être en vie. Je ne comprenais pas pourquoi. Je veux dire pourquoi moi. Pourquoi avais-je survécu alors que tant d'autres avaient disparu ? Qu'avais-je donc de particulier, pour que mon sort soit différent du leur ?
Et surtout, j'ai passé des années (et d'ailleurs, si je devais être franche, je ne devrais pas mettre cette phrase au passé...) à me demander si ce que je faisais de ma vie justifiait de ma survivance.
J'ai lu sur le net un article sur le syndrome du survivant. Parlant d'un de ses patient, un psy disait : « il éprouvait le sentiment de vivre sur du temps emprunté dont il n'avait pas le droit de profiter »
Un temps emprunté... cette formule a fait tilt. Car c'est tout à fait ce que j'ai ressenti. Et il m'arrive encore, quand je traverse des périodes difficiles, de le penser.
Dans mon récit de vie, je raconte qu'à un moment de mon histoire, j'ai fait un parallèle entre ce que je vivais et ce que mon papé, rescapé des camps, avait vécu. Toutes proportions gardées, évidemment. Je parlais là de ce sentiment diffus mais très marqué de ne pas comprendre pourquoi on n'est pas mort en même temps que les autres. Que si on a survécu, c'est forcément pour quelque chose de spécial, sinon, pourquoi ? Parce qu'il faut forcément quelque chose de spécial, pour justifier cette énorme injustice, cette incompréhensible... comment appeler ça d'ailleurs ? Singularité ? Même encore aujourd'hui, je ne sais pas comment appeler ça.
C'est resté pour moi un insondable mystère, qui a provoqué un décalage faramineux entre moi et les autres. Mes préoccupations ont très rapidement été aux antipodes des préoccupations des gens de mon âge, voire de tout le monde, d'ailleurs...
Et ce sentiment que je n'aurais peut-être pas dû survivre s'est trouvé amplifié, quand ma mère est tombée malade. Je me disais : « Regarde comme tu as gâché ta vie jusqu'ici ! Tu as failli tout foutre en l'air, par tes conneries, tous tes copains sont morts et toi, tu vis. Alors qu'elle, qui est une personne tellement meilleure que toi, va mourir. Où est la logique ? Pourquoi moi et pas elle ? »
Je sais qu'il n'y a pas de réponse à ce genre de question. Mais le fait de le savoir ne rend pas la chose plus simple à gérer, croyez-moi !
Et si finalement, tout mon travail d'analyse n'avait tendu qu'à rendre cet état de fait supportable ? Ok, je ne sais pas pourquoi et alors ? Alors vivons. Stopper là le questionnement stérile, et profiter du temps non plus emprunté mais offert. Accepter que le sursis ne trouvera peut-être pas d'explication acceptable, mais que cela n'implique pas forcément d'avoir à s'en sentir coupable.
Ce n'est qu'à cet instant précis qu'on peut véritablement commencer à arrêter de survivre.
Aujourd'hui, je peux savourer les petits bonheurs simples, comme par exemple la douceur d'un soir d'été, la beauté de la neige sur mon catalpa ou bien un fou rire de mon fils.
Ok, il faut continuer à être franche ? Alors disons que oui, je les savoure, mais toujours en me disant : prends, fille, car tu ne sais pas de quoi demain sera fait. Je ne peux pas m'empêcher de penser comme ça. C'est une sorte... d'instinct.
J'ai une conscience aigüe de ma propre mort. Je SAIS que si je vis, c'est parce que je dois mourir. Et c'est cette fin programmée, inévitable, qui donne du prix à ma vie. Rien d'autre.
Sauf ce que j'en ferai. Ce que j'en fais, chaque jour.
Même mon choix de faire du bénévolat dans un centre de fin de vie n'est pas anodin. Si je continue à parler vrai (car après tout où serait l'intérêt de se mentir à soi-même, hein...), je dois bien reconnaître que cela a surement à voir avec ce sentiment d'emprunt, d'usurpation, de vivre à la place de...
alors peut-être que le fait d'accompagner ces gens, en fin de vie, dans leur combat personnel pour accepter l'inacceptable, cela me donne une raison d'être là. Comme un tribut à verser dans l'aune de la vie.
Peut-être aussi pour continuer à apprendre d'eux comment accepter de vivre ma vie...
réflexion à suivre...